Baisse les yeux.  Non.

Il y a toujours du bon dans le pire.

C’est arrivĂ© le jour de mes 15 ans et cet Ă©pisode a marquĂ© ma vie professionnelle.

J’étais en seconde dans un lycĂ©e public Ă  Versailles. L’une de mes meilleures amies  habitait Ă  quelques pas de lĂ  et m’invitait souvent Ă  dĂ©jeuner. Elle Ă©tait chouette, Nath (nous avions le mĂȘme prĂ©nom).

Il y avait chez elle une atmosphĂšre Ă©trange  : on se parlait avec respect, ses parents n’entraient pas intempestivement dans sa chambre, personne ne se baladait nu chez elle, on ne hurlait pas, on ne s’insultait pas.

Dingue.

Nath avait deux frĂšres ainĂ©s. Le plus grand, au moins 5 ans de plus que nous, m’impressionnait. Il Ă©tait grand, doux, intelligent et comprĂ©hensif.

Il m’a posĂ© la question : « Et toi, tu voudrais faire quoi, comme mĂ©tier, plus tard ? Â». J’ai rĂ©pondu direct « PrĂ©sidente de la RĂ©publique Â».

Je vous livre cette réponse sans aucune gÚne : les enfants qui subissent des mauvais traitements ont des désirs de futur grandiose qui leur permettent de tenir.

Personne n’a ri, Ă  table. Personne ne s’est moquĂ©, mĂȘme si j’ai immĂ©diatement eu honte d’avoir Ă©tĂ© aussi prĂ©somptueuse.

N’empĂȘche. Personne n’a ri.

J’ai toujours Ă©tĂ© reconnaissante Ă  cette famille de n’avoir pas ri. 

Car, alors, j’étais perdue. J’allais sombrer quelques semaines plus tard dans une anorexie mentale qui durerait de longues annĂ©es, j’avais des idĂ©es noires, j’avais froid dans ma vie.

Mon pĂšre m’appelait « la grosse Â», humiliant, tyrannique, violent et ne respectait que mes 20 en maths et mes perfs au tennis. Ma mĂšre Ă©tait glaciale, absente, faussement concernĂ©e, je pĂ©rissais sur place. On dit adolescente ultra-fragile.

Quand je suis rentrĂ©e chez moi, j’avais reçu une dose inhabituelle de respect.

Je me croyais invincible.

A table, entre le plat et le dessert, j’ai fixĂ© mon pĂšre droit dans les yeux et je lui ai lancĂ© un : « Le frĂšre de Nathalie est un mec gĂ©nial. Il tutoie son patron. Et toi, tu le tutoies, ton patron ? Â».

Mon pĂšre a compris par cette remarque qu’une nouvelle Ăšre s’annonçait : je m’attaquais Ă  son autoritĂ© pour la premiĂšre fois. 

J’allais devenir sa bĂȘte noire - ni lui ni moi ne savions que je le resterais jusqu’à la fin de sa vie consciente (il est mort d’Alzheimer).

Il m’a vertement tancĂ©e d’un : « baisse les yeux Â».

Mais je n’ai pas baissĂ© les yeux.

Alors il m’a rouĂ©e de coups. A table. Je n’ai pas flanchĂ©, je ne me suis pas excusĂ©e, j’ai encaissĂ© les coups et je sens encore aujourd’hui la bĂȘte qui hurlait en moi. Je n’ai pas baissĂ© les yeux.

Les violences faites aux enfants, ce sont des injections d’énergie meurtriĂšre qui ne quittent pas facilement leur corps, mĂȘme 50 ans plus tard. Reportez-vous, si vous en doutez, Ă  cet excellent article du 29 novembre 2022 (Source 2).

Il m’a saisie par les cheveux, mes longs cheveux blonds qui ne me manquent pas, tant ils offraient une prise facile aux moments de folie de mon pùre.

Il m’a tirĂ©e par les cheveux dans les escaliers. Puis m’a jetĂ©e dans ma chambre. Et a continuĂ© son oeuvre.

Je me souviens qu’alors, je me suis dit que jamais je ne baisserais les yeux, que je prĂ©fĂ©rais mourir. Mon pĂšre Ă©tait fou, tout comme une bonne partie de sa famille, mais il a fini par s’arrĂȘter.

Tout Ă  l’heure, je suis tombĂ©e sur une Ă©mission du podcast "Les Pieds sur Terre" de France Culture qui prĂ©cisĂ©ment Ă©voque le fait que parfois, Ă  ne pas baisser les yeux, on perd la vie (Source 1 : Ă©mission "Un regard de travers").

Aujourd’hui, avec mes 32 ans d’expĂ©rience professionnelle, aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais « baissĂ© les yeux. Â»

J’ai payĂ© cette Ă©ducation violente dans de nombreux domaines, ma relation aux autres est compliquĂ©e, j’ai longtemps manquĂ© de confiance, je me suis droguĂ©e trĂšs jeune, j’ai failli mourir vingt fois par de nombreuses mises en danger, j’ai connu la violence conjugale, j’ai moi-mĂȘme Ă©tĂ© une « bĂȘte Â», mais professionnellement, j’ai toujours tenu la route.

Et je crois que c’est ce qui me rend si proche de cette fonction de "PrĂ©sidente" de moi-mĂȘme dont je rĂȘvais tant : je n’ai jamais baissĂ© les yeux.

Face Ă  l’Urssaf, lors de la liquidation, face aux mauvais payeurs, aux salarié‹es injustes, je n’ai pas baissĂ© les yeux. Je ne me suis jamais rĂ©signĂ©e Ă  accepter une situation absurde, injuste, insultante, grossiĂšre ou misĂ©rable dans le contexte professionnel. (MĂȘme si dans la vie, perso, ça a Ă©tĂ© une autre affaire).

D'ici à remercier mon pÚre d'avoir tenté sans y parvenir de me faire baisser les yeux, il n'y a qu'un pas que je ne franchirais pas.

#LiquidésOubliés mais pas réduits au silence.

Il y a toujours du bon dans le pire.

Bonne fin de semaine,

Nathalie d'Apt.

Source 1 : Emission Les Pieds sur Terre du 18.01.24 "Pour un regard de travers" https://open.spotify.com/episode/2PbgcXQe2PrEs3x1d0ss1t?si=04f8676dc9f4475d

Source 2 : Article who.int 29.11.2022. "L’exposition Ă  la violence Ă  un Ăąge prĂ©coce peut perturber le dĂ©veloppement cĂ©rĂ©bral et endommager d’autres parties du systĂšme nerveux, ainsi que les systĂšmes endocrinien, circulatoire, musculosquelettique, reproducteur, respiratoire ou immunitaire, avec des consĂ©quences pour toute la durĂ©e de la vie."

https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/violence-against-children#:~:text=L'exposition%20%C3%A0%20la%20violence,la%20dur%C3%A9e%20de%20la%20vie.

📾 CrĂ©dit photo Christine Criscuolo (https://ccyellow.photo/)

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