La lutte des classes dans les toutes petites entreprises : on remet ça ?

“Je vais bien, ne t’en fais pas”.

Si vous atterrissez sur ce blog pour la première fois, je me présente : Nathalie d’Apt (84), 55 ans, cheffe d’entreprise (01.10.2010) et liquidatrice (09.08.2023). 

Le 08 décembre 2023, j’ai décidé de lancer un collectif afin de recueillir les témoignages de chef(fe)s d’entreprises ayant liquidé récemment. J’envisage de collecter au fil des semaines assez d’informations pour créer un site rassemblant tous les conseils pratiques (et introuvables) sur la liquidation et le redressement judiciaires d’une entreprise.

L’objectif est d’aider et de faire savoir.

Dans cet article, j’aborde un sujet délicat qui m’a toujours tenu à coeur : je m’attaque à la différence criante de traitement entre salarié(e)s et patron(nes) quand l’entreprise de moins 10 salarié(e)s dépose. Différence qui, pour une fois, penche tellement largement du côté des salarié(e)s - oui, oui et je vais tenter de le démontrer. 

Dans les toutes petites entreprises (moins de 9 ETP), et même dans les entreprises de moins de 20 salarié(e)s, souvent, les équipes ne connaissent pas la situation comptable. Elles sont, de ce fait, souvent prises de court lors de  l’annonce d’une cessation de paiement, d’une reprise ou d’une liquidation judiciaire.

A l’ancienne, les petits patrons font souvent “à l’ancienne” : en “bons patriarches” (remarquez les guillemets), qui est le modèle dominant de notre France, les petits patrons communiquent peu. Ne croyez pas que le masculin pluriel soit ici un hasard :  la tendance ne s’observe pas dans les entreprises dirigées par des femmes qui, elles, communiquent mieux avant, pendant et après. 

Mauvaises langues, comme on dit chez nous dans le sud, ça n’est pas moi qui le dit, mais le magazine Marie-Claire (Source 1). 

Mais on ne va pas aborder les stéréotypes de genre en plus de la lutte des classes dans un même article, non. 

Il n’en demeure pas moins que pendant le redressement comme après la liquidation judiciaire, les salarié(e)s ignorent souvent la situation financière de l’entreprise  tout comme celle de leur ancien(ne) boss. 

Il faut dire que souvent, dans les témoignages que j’ai reçus, ça finit dans un bain de sang.

Personnellement, j’ai peut-être un peu de chance : j’ai gardé contact avec 3 sur 4 d’entre eux(elles). Pas que nous entretenions des rapports amicaux, quoique, mais je les ai beaucoup admiré(e)s pour leurs talents respectifs, et il m’importe infiniment de savoir comment ils(elles) s’en sont tiré(e)s.

C’était ma meilleure équipe de tous les temps. 

Il faut dire que quand j’étais salariée comme directrice commerciale France chez Yokogawa ou comme responsable d’agence chez Altran, notamment, j’avais beaucoup souffert d’un management que je qualifierais d“illusionné” (c’est à dire qui a le goût du management, les tics du management, l’allure de celui-ci,  mais qui n’en est pas tellement les contraintes sont fortes - pas mon truc. J’étais nulle) . Une autre époque.

J’ai eu le bonheur ces deux dernières années de recruter ma super équipe fortiche, constituée de séniors et de juniors, avec des cerveaux (journalistes et graphistes) et des tas d’envie d’innover : ça, c’était le bonheur absolu. Bref, Caroline Bonnard, Jean-François Petroff, Baptiste Fihey et Flavie Boersma , je vous regrette chaque jour.

Ce que je sais, c’est qu’ayant mis l’entreprise en liquidation le 9 août, ils(elles) ont été indemnisé(e)s par le Fonds de Garantie des Salaires (https://www.ags-garantie-salaires.org/salaries.html) le 30 août. Pas mal, un délais de traitement de 3 semaines, pas vrai ?

Mais il y a un hic : l’une d’entre eux était stagiaire, elle allait prendre son poste d’apprentie en septembre, et n’a pas touché un rond du fond de garantie avant que je ne fasse des pieds et des mains auprès du mandataire pour qu’il fasse passer sa gratification de stage sur l’AGS. Ça a pris des mois.

Bon à savoir : si vous avez des stagiaires dans votre entreprise, la gratification de stage n’est pas prise en charge par l’AGS. Quant aux apprentie(s), pas de pôle emploi pour eux non plus. 

Pour cette catégorie particulière de jeunes pépites, il ne vous reste plus qu’à leur trouver un stage ou un apprentissage qui prenne vite le relais. Ce que j’ai fait pour la plus jeune.

Toujours est-il que la prise en charge des indemnités de licenciement et du licenciement lui-même, de même que l'indemnisation par Pôle Emploi, ont été rapides et efficaces pour les trois autres salarié(e)s.

Je rappelle les délais : mise en liquidation le 9 août, l’entreprise n’avait pas payé les salaires de juillet, les salarié(e)s ont touché leur salaire en retard ainsi que les indemnités de congés et de licenciement le 30 août.

Promesse tenue : “Le régime de garantie des salaires permet, si votre entreprise est en redressement ou liquidation judiciaire, de vous garantir le paiement, dans les meilleurs délais, des salaires, préavis et indemnités auxquels vous pouvez avoir droit.”

Il y a une autre chose à savoir : les dernières feuilles de salaire avant la liquidation, si vous n’avez pas pu les confier à votre expert comptable  devraient être effectuées par le mandataire. Ça a été mon cas. Mais là encore, le cas des mandataires de justice fera l’objet d’un autre article : il y a tant à dire…

Je présente la situation des salarié(e)s de façon édulcorée, c’est mon côté petit(e) chef(fe). Mais je veux être transparente : la réalité n’est pas tout à fait celle-ci.

En effet, si 2 d’entre eux sont des juniors, les séniors vivent une situation toute autre du fait de leur séniorité, justement : car comment trouver un emploi salarié à plus de 50 ans ? Mission impossible.

Et là, quel que soit l’accompagnement de Pôle Emploi, c’est un cauchemar sans nom qui commence pour les quinquas et plus. Et cela fera sans doute l’objet d’un autre article. N’empêche, il y a l’Allocation de Retour à l’Emploi (ARE) qui permet de pallier l’urgence. Et une prise en charge “Gold’ par Pôle Emploi qui leur octroie, me semble-t-il, la quasi totalité de leur salaire et de nombreux autres avantages.

Et pour le(a) chef(fe) d’entreprise quinqua ? Eh bien c’est quadruple peine.

Je n’ai pas trouvé de chiffres nationaux, mais en recoupant divers articles dont celui du 12 mai 2022 publié par l’INSEE (source 2) pour le Grand Est de la France, je conclus que l’âge moyen des chef(fe)s d’entreprise est d’environ 48 ans et ne cesse d’augmenter.

48 ans, un âge moyen qui rend difficile, en cas de liquidation, une poursuite de “carrière” comme salarié(e).

J’écris quadruple peine :

  1. Première peine : absence totale de prise en charge financière d’urgence au contraire des salarié(e)s. J’ai entendu récemment parler de l’assurance des travailleurs indépendants (https://www.gsc.asso.fr/). 14 ans d’entrepreneuriat, 3 experts comptables, dont une présidente de la CPME13 signataire de cette association, et pourtant : je n’en ai jamais entendu parler. Du coup, je vais me renseigner, et je vous en reparlerai aussi dans un autre article.

  1. Deuxième peine : difficulté à retrouver un job salarié compte tenu de la moyenne d’âge souvent supérieure à 50 ans. 

  1. Troisième peine : devoir supporter la caution solidaire donnée à la banque. Des années de remboursement, souvent une assignation au tribunal, une interdiction d’ouvrir un compte bancaire comme gérant(e) etc…. L’horreur.

A ce sujet, je voudrais quand même vous partager l’histoire terrifiante d’un copain parisien, qui se retrouvait devoir, après liquidation, à la banque qui l’avait financé, la modique somme de près d' un million d’euros. 

Je me souviens d’avoir été chez lui, et d’avoir constaté que chaque meuble était étiqueté, portant le nom d’un(e) ami(e) ou membre de la famille propriétaire du meuble. 

Les huissiers défilaient mais ne pouvaient alors rien emporter : rien ne lui appartenait…

  1. Quatrième peine : Idem que pour la caution bancaire, les cotisations sociales du TNS lui incombent encore. Ca aussi, c’est zinzin. L’urssaf TNS (anciennement RSI) le(a) harcèle des mois après la liquidation de son entreprise alors même que toutes les autres dettes sont gelées. Why ? Incompréhensible. Inacceptable. Mais j’y reviendrai, car ça, c’est mon dada.

Ainsi donc, la différence de traitement entre petit(e)s patron(nes) et salarié(e)s est à peine croyable. Je ne comprends d’autant pas que la différence entre les salaires de ces deux catégories est, dans les entreprises de moins de 10 salarié(é)s, faible, très faible même.

Dans les ETI ou dans les grandes entreprises, où le salaire des dirigeant(e)s avoisine les 100 000 € annuels, les différences de salaire sont criantes. Parfois même abyssales.

L’Insee vient de publier le 12 décembre 2023 une étude (Source 2) selon laquelle, dans les entreprises de 1000 salarié(e)s et plus, le salaire moyen des cadres et dirigeant(e)s était de 100 000 € nets moyens. Un bon petit pactole, n’est-ce pas ?

Mais dans une petite structure, les différences de salaire sont bien moindres.

Là aussi, j’ai eu du mal à trouver des chiffres sur le salaire moyen des dirigeant(e)s d’entreprises de moins de 10 salarié(e)s : disons environ 58 000 € en recoupant plusieurs articles sur le sujet.

Et depuis la crise de l’emploi post Covid, les chefs des petites entreprises (Source 3) ont souvent consenti, au détriment de leur propre rémunération, à des hausses de salaire afin de compenser l’inflation et…garder les troupes.  

Mais en cas de difficultés de trésorerie, c’est toujours la rémunération du dirigeant qui trinque d’abord.

La mienne est passée de 4600 € nets en 2021, à 2400 € en 2022 et…1370 € en 2023. Et tout cela afin de compenser la perte d’encaissements liée aux défaillances de nos propres clients. Mais je raconterai tout cela en détail. Le recouvrement impossible, la lenteur de la justice, les frais d’avocats, et tout et tout.

1370 € par mois pour 70 heures par semaine : qui dit pire ?

J’ai en tête le témoignage de Murielle, qui est le plus récent que j’aie récolté la semaine dernière : Murielle ne se paye plus depuis des mois. Ou encore, il me revient celui de Marie qui, dans son association dont elle était salariée, touchait un salaire bien moins élevé que celui de ses équipes. C’est fréquent, voire systématique en cas de difficultés et ça peut durer des mois. Mais qui le sait ?

De mon côté, j’avais des ami(e)s qui m’ont aidée, je suis capable de vivre d’un strict minimum en étant parfaitement heureuse, j’avais des tonnes de trucs à vendre qui me servaient à que dalle, j’ai trois enfants devenus grands (24, 26, 28 ans) qui, par chance, sont tous trois désormais totalement indépendants…bref, j’ai survécu.

J’ai survécu financièrement sans conjoint, même si je ne suis pas sortie d’affaires. 

Mais comme le soulignait hier Arnaud Alary, qui m’a contactée au nom de 60000 REBONDS Sud pour que je témoigne, il y a 3 D dans l’histoire d’une liquidation : 

Dépôt de bilan, Divorce, Dépression.

Ce traitement de faveur ultra-réjouissant ne concerne pas les salarié(e)s mais les chefs d’entreprise. 50 000 personnes sont concernées par an, et mises à part quelques associations comme 60 000 rebonds, Second Souffle, Les Rebondisseurs Français : qui se fout de la situation dramatique des #LiquidésOubliés ? Eh bien, la société entière s’en fout !

De mon côté, j’ai relancé naturellement une structure freelance.

Je m’estime chanceuse, car j’ai des atouts pour rebondir :

  1. J’ai un bon oeil de lynx, comme disent mes copains, je repère vite les plans foireux et n’ai donc pas pris de poste salarié…(j’y reviendrai, promis, on va rire),

  2. Mon job, c’est de communiquer, j’aime le digital, écrire et entreprendre, 

  3. Je sais trouver des clients : c’est même ce que je sais faire de mieux,

  4. Je vis dans la nature : ça me calme, je randonne, je bicycle, 

  5. J’habite depuis peu dans une petite ville du Vaucluse, Apt-en-Luberon, qui compte beaucoup de structures à impact positif soucieuses de l’environnement et de l’équilibre social, c’est une ambiance chouette, humanisée.

Tout va donc plutôt bien pour moi, les conditions pour rebondir sont réunies, ça va le faire. Et si c’est trop dur, je ferai comme m’y avait invitée le juge du tribunal de commerce à qui je demandais, timidement, cet été, si j’allais devoir assumer les dettes Urssaf Paca TNS de l’entreprise : 

“Ecoutez Madame, pensez d’abord à vous. Et sachez que vous pouvez toujours vous déclarer surendettée si la pression financière des remboursements est trop lourde”.

J’y pense, j’y pense.

Ah j’oubliais, j’ai d’autres bricoles qui me sont utiles pour me retaper : j’ai une top psy (3 ans de psychanalyse, ça me sauve), une iench de 14 ans qui a le même âge que mon ex-entreprise et me donne, elle-aussi, beaucoup de love et je me suis rasée le crâne début août en même temps que la liquidation : ça m'a permis d’y voir plus clair, plus vite.

N’empêche, si j’écris aujourd’hui, c’est pour que chacun(e) comprenne bien qu’entre un(e) patron(ne) et un(e) salarié(e), il n’y a beaucoup moins d’avantages à dans la première catégorie quand l’entreprise est toute petite et qu’elle liquide.

Alors expliquez-moi pourquoi l’Etat se soucie si peu de nous ? Quant aux organisations syndicales patronales, que font-elles vraiment pour que cela change, mises à part des soirées networking ?

Sur ce, je vous souhaite une excellente semaine et vous retrouve très bientôt pour une autre thématique plus pragmatique cette fois : j’expliquerai comment toucher en moins d’une semaine l’Aide au Travailleur Indépendant (ATI).

N’oubliez pas de m’envoyer vos témoignages, soit en mp sur LinkedIn, soit sur le site sur le blog : https://www.nathaliedapt.fr/.

Nathalie d’Apt

Source 1 : Pourquoi les entreprises dirigées par les femmes fonctionnent mieux

https://www.marieclaire.fr/pourquoi-les-entreprises-dirigees-par-les-femmes-fonctionnent-mieux,1258323.asp

Source 2 : L’âge moyen des chefs d’entreprise du Grand Est

https://www.insee.fr/fr/statistiques/6442549

Source 3 : Statistique INSEE du 12.12.23 sur les salaires des cadres dirigeants selon le sexe et le secteur d'activité en 2021 https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381342

Source 4 : hausse des salaires, recrutement, semaine de 4 jours, compte épargne-temps

https://www.cpme.fr/espace-presse/communiques-de-presse/resultats-de-lenquete-cpme-hausse-des-salaires-recrutement-semaine-de-4-jours-compte-epargne-temps

📸 Crédit photo Yellow Studio by Christine Criscuolo https://ccyellow.photo/

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