L’entrepreneuriat est-il réservé aux riches ?

J'ai cru que tout était possible, je me suis trompée.

Mes parents ont pris l’ascenseur social il y a 50 ans. Ma mère était fille d’un homme immigré, juif, turc et algérien, et d’une mère corse à peine dotée du certificat d’études. Ma mère est devenue professeur de français, puis chercheuse en littérature avant d’écrire des livres. 

Mon père, quant à lui, était fils de forgeron du centre de la France, petit-fils de mineurs de fonds, il est devenu ingénieur puis dirigeant d’entreprise. 

De leurs provinces profondes, ils sont “montés” faire fortune à Paris. Nous avons été élevés en bourgeois·es, à Versailles, avec mon frère. Nous avons fait tous deux des classes préparatoires, les meilleurs lycées parisiens, les meilleures grandes écoles. 

Nos copains étaient de vrais bourgeois et parfois même des aristocrates, royalistes décomplexés, qui vouvoyaient parfois leurs parents. Nous fréquentions par inadvertance les rallyes, nous nous croyons du même milieu. Tout était possible. Jusqu’à l'entrepreneuriat. 

Et cela s’est fait en 50 ans.

Mais il y avait un hic dont je n’ai pris conscience que récemment, après la liquidation de mon entreprise en août 2023.

Des mines de Saint-Etienne à la création d’emplois, le circuit a l’air chouette, l’horizon semble dégagé, mais il ne faudrait pas s’y méprendre : rares sont celles et ceux qui partent de rien pour s’assurer une stabilité réelle de chef·fe d’entreprise.

Je m’interroge : peut-on créer une entreprise durable avec un capital social de 6500 € en France ? 

Je l’ai cru. Mais c’était sans compter, pour commencer, sur une certaine forme de syndrome de l’imposteur hérité de ma propre famille, et d’autre part, d’un constat simple : une entreprise, pour durer, doit absolument disposer d’un volant de trésorerie très solide qui me semble réservé…aux riches !

Je m’attaque donc à un sujet tendance : l’entrepreneuriat est-il réservé aux riches ?

Si vous atterrissez sur ce blog pour la première fois, je me présente : Nathalie d’Apt (84), 55 ans, cheffe d’entreprise (01.10.2010) et liquidatrice (09.08.2023). 

Le 08 décembre 2023, j’ai décidé de lancer un collectif afin de recueillir les témoignages de chef(fe)s d’entreprises ayant liquidé récemment. J’envisage de collecter au fil des semaines assez d’informations pour créer un site rassemblant tous les conseils pratiques (et introuvables) sur la liquidation et le redressement judiciaires d’une entreprise.

Mon entreprise a duré 14 ans, elle m’a nourrie tout ce temps-là, elle a aussi nourri jusqu’à 5 salarié·es. C’était une entreprise spécialisée en développement commercial et en communication.

De fait, nous avions deux atouts : la croissance rapide du nombre de clients (jusqu’à 2 mois avant la mise en cessation de paiement, nous signions de nouveaux contrats) et la communication. Et malgré cela, nous n’avons pas résisté à la défaillance de nos propres clients puisqu’entre novembre 2020 et août 2023, le montant des créances de nos clients (ce qu’ils nous devaient) est passé de 2000 € lors de l’exercice 2020 à 43 000 € lors de la situation comptable du 9 août 2023 !

C’est bien la trésorerie qui nous a fait défaut. Mais je veux être honnête : nous avons toujours eu une trésorerie capricieuse, très très fragile.

D’abord, je n’ai jamais été une bonne gestionnaire : j’étais pendant longtemps une chasseuse de clients, vous voyez, le profil “business developper” qui parvenait très bien, lorsque la trésorerie se tendait, à se dire : “Je vais aller chercher de nouveaux clients”. C’était mon ADN : le com(mercial) et la com(munication).

Le com et la com : maîtres du monde de l’entrepreneuriat ? Non. Mieux vaut être riche que travailleur.

Tous·tes celles et ceux qui ont fondé leur entreprise, payé des salaires ou des fournisseurs,  bagarré pour être payé·es de leurs clients, savent qu’entre chiffre d’affaires et trésorerie, il n’y a pas de corrélation directe. C’était notre cas, un chiffre d’affaires en croissance, une trésorerie toujours tendue.

J’avais créé l’entreprise avec un capital de 6500 € le 1er octobre 2010. 

Ridicule. Oui, je le sais maintenant.

N’empêche, dans ces conditions, seuls les gestionnaires et les experts comptables survivraient à l’entrepreneuriat, tendus comme sont les seconds en particulier sur leur modèle récurrent hyper rentable et obligatoire ?

C’est possible.

Mais je vois d’autres entreprises dirigées par des biz dev dans mon genre qui survivent bien au-delà des 14 ans de la mienne : j’ai notamment en tête un client, patron d’une entreprise d’une quinzaine de salarié·es installée dans des locaux clinquants à Aix-en-Provence qui m’avait dit avoir fait comme première embauche un comptable. Ca m’avait choquée. 

Car je pensais que le chiffre d’affaires amènerait la trésorerie. C’était ça, le biais de mon éducation, croire que le mérite récompense ceux qui travaillent, c’est faux. Mais j’y reviendrai. 

Notez que je n’ai pas le moindre ressentiment ni contre les riches, ni contre quiconque (sauf peut-être un peu contre les experts comptables et les mandataires, que je ne trouve pas très compétents en général). 

C’est juste que, dans ce blog, j’essaie de passer en revue les erreurs que j’aurais pu éviter. 

Durant mes 7 premières années d'entrepreneuriat, je pensais que les experts comptables pouvaient aider à gérer une petite entreprise. 

Faux. Savez-vous pourquoi et comment j’en suis arrivée à une telle conclusion ?

Eh bien par l’expérimentation : j’ai fait en 2017 une erreur de débutante, en partageant l’existence d’un expert comptable. Moi, avec un expert comptable ? Oui, oui. Mais il était voileux. Ceci explique sans doute cela.

Bref, à l’occasion de la morne existence que menait cet amoureux des chiffres que “la saisie comptable distrayait” (oui, vous lisez bien…), j’ai compris que le métier d’un expert comptable à l’issue de ses 7 ans d’étude était…de saisir des chiffres.

Encoder, ce kiffe absolu ? Il faut le croire, oui.

J’en suis arrivée à deux conclusions : la première est qu’il ne faut pas sortir avec un·e expert comptable, la seconde est que les experts comptables n’ont aucun talent en conseil de gestion. Leur rôle se borne à déclarer la tva et à faire le moins de fautes possibles dans l’émission de feuilles de paye. 

Mais le reste : gestion de la trésorerie, conseils juridiques, conseil tout court, on oublie les “conseils” de l’expert comptable.

Je m’adresse à celles et ceux qui se nourrissent encore d’illusions qu’entretiennent les prises de parole des experts comptables. D'ailleurs, c'est assez amusant, je suis récemment tombée sur un article au titre mégalo d’un expert comptable intitulé “Les comptables vont changer le monde !“ (Source 1). Incorrigible narcissisme ? Sans doute.

Faux et ultra-faux : prenez plutôt un DAF en temps partagé qui, lui, contrôlera les comptes de l’expert comptable. Indispensable d’après moi. 

C’est d’ailleurs grâce au travail quotidien effectué durant la dernière année, avec Corinne 🎯 LECOCQ (ex LE CAHAREC) que j’ai pu prendre librement ma décision de liquidation sans la subir. Tout comme j’aurais pu choisir de recapitaliser l’entreprise, ce que je n’ai pas souhaité faire.

J’écrivais un peu plus haut que je pensais vraiment que l’erreur que j’avais faite durant toutes ces années, a été de croire que le travail (entendez la communication et le commerce) sauverait ma petite entreprise de tous les trous d’air.

Cette croyance est fausse, et je ne suis pas la seule à le dire. Il y a quelques heures, au moment où j’écris, est sortie une vidéo du média web Blast Le souffle de l’info (que je vous recommande) intitulée “Pourquoi la méritocratie n’existe pas ?” (Source 2). 

En somme, je croyais vraiment qu’en travaillant beaucoup, je parviendrais à constituer un matelas de trésorerie suffisant pour sortir mon entreprise de n’importe quelle galère sans même avoir à emprunter à une banque.

C’est dire ma naïveté. 

Mais elle s’explique par mon origine sociale : la croyance que le travail peut sauver de tous les maux, même une entreprise, est un biais cognitif majeur chez moi.

Dans mon enfance, on travaillait beaucoup. L’origine ouvrière, chez nous (qui ne se voit pas du premier coup d’oeil dans mes allures de petite bourgeoise versaillaise) est pourtant bien à l’origine de cette pensée tellement fausse : “Travaille et le reste suivra”.

Faux et ultra faux.

Je pourrais vous renvoyer vers l’article que j’avais écrit il y a quelques jours intitulé “la lutte des classes dans les toutes petites entreprises : on remet ça ?” (Source 3). Mais non, ça n’est pas le même angle. Je ne parle pas de lutte des classes, ne vous y méprenez pas.

Du côté de mon père, qui aurait eu 85 ans cette année, les hommes travaillaient aux mines de St Etienne, une existence misérable, finis à 50 ans, imbibés d’alcool, analphabètes ou presque. Existence difficile, santé fragile, loisirs rares. 

Et le bonheur ? Quel bonheur ?

Bonheur au travail ? Estime en soi ? Qualité de vie ? Résilience, aisance, confiance ? De quoi parle-t-on ?!

Ces hommes-là parvenaient parfois (souvent même) à pécho la fille des voisins, 16 ou 17 ans à peine, une drague rapide et maladroite, un coup fourré (la naïveté de ces pauvres filles !). 

Quelques mois plus tard, mariage (obligé), bébé, tâches ménagères, cuisine, appartement microscopique ou partagé avec les beaux parents, quelques travaux de couture pour survivre. 

C’est ainsi que mon père est né en 1938. 

C’était si courant. Des parents déterminés à ne pas offrir à leurs enfants l’enfance misérable qu’ils avaient endurée.

C’est ainsi que les parents de mon père ont naturellement « investi » en lui et sont partis à Dakar pour payer des études au « petit ». C’était dans les années 50. Mes grands-parents ont fait fortune là-bas, sous le soleil africain, racistes qu’on n’en peut plus (on dit post coloniaux) payant à leur rejeton des études d’ingénieur et à sa sœur un diplôme de chirurgien dentiste sur le dos de la bête. Ascension sociale fulgurante avec une constante : 

mon père avait une trouille viscérale de manquer d’argent.

Ingénieur des Arts et Métiers, situation professionnelle très honorable, Impôt sur la Fortune et résidence secondaire, n’empêche : mon père, même s’il en a tant rêvé, n’a jamais osé créer son entreprise. Cela explique sans doute pourquoi nous l’avons fait chacun de notre côté, avec mon frère. Sans réaliser que, pour durer, il faut de l’argent, du vrai flouze, de la vraie thune héritée de génération en génération afin de constituer la bouée de sauvetage intemporelle nécessaire à toute entreprise.

Mon frère aussi, qui est un vrai bon dans son métier, a connu le COVID dans le secteur du tourisme après plus de 20 ans d’entrepreneuriat, 350 salariés. Je ne le côtoie plus trop, mais j’imagine qu’il ne s’en est pas vraiment remis.

Comme quoi : notre condition d’héritiers de fils d’ouvriers avait omis l’essentiel. On ne fait pas face à un COVID sans une trésorerie vraiment solide.

L’éducation que je donne aujourd’hui à mes enfants tient en un mot : la liberté de l’entrepreneuriat est une merveilleuse dopamine, et je ne saurais que trop la leur recommander, mais il faut savoir que sans une trésorerie vraiment confortable à long terme, je ne pense pas que l’on parvienne à créer durablement des emplois. 

Se créer son propre job oui, sans souci. Mais créer des emplois et payer des salaires, non.

Mais je peux me tromper.

C’est pourquoi je vous serais reconnaissante de bien vouloir apporter votre éclairage à cette prise de position qui n’est pas très assurée. Je n’ai pas la vérité. Juste ma perception.

Je vous donne en tous cas rendez-vous mardi prochain pour un nouvel article de ce blog intitulé : "comment la mauvaise foi et l’augmentation des créances client ont précipité la liquidation de mon entreprise.”

Bon bout d’an, comme on dit chez nous, en Provence.

Nathalie d’Apt

Source 1 :

“Les comptables vont changer le monde !“

https://www.lemondeduchiffre.fr/expertise-comptable/76210-comptables-vont-changer-monde.html

Source 2 :

“Pourquoi la méritocratie n’existe pas ?”

https://youtu.be/MP8s4fmjwd0?si=S3zGXUSdTcy_ftaz

Source 3 : 

“la lutte des classes dans les toutes petites entreprises : on remet ça ?”

https://www.linkedin.com/pulse/la-lutte-des-classes-dans-les-toutes-petites-remet-%25C3%25A7a-d-apt--zuw9f

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